AINSI VA LE FLEUVE A LA MER


                        AINSI VA LE FLEUVE A LA MER 


       Dans le viseur du vieux photographe, une fille en robe légère, immobile, un carton de pâtisserie à la main. Pierre Fortin travaille pour la mairie d'une petite ville d'Ile de France et cette jeune femme tient une place de choix dans le panthéon des sujets qu'il capte au gré des jours et du hasard. 
En dépit des années, les réactions des papillons pris dans le reflet de son objectif l'amusent encore, sourire spontané qui gomme la surprise, complicité des enfants hilares, grimaces pseudo-agressives des ados, plus rarement, un froncement de sourcils, rideau de fer tiré sur un visage qui se ferme. Alors, il baisse son appareil, s'avance, souriant, inoffensif, et tend sa carte d'accréditation au magazine Le Bon Vivre édité par la mairie de Boulois. Les préventions disparues, il saisit le vol d'une main vers un billet, le trou noir qu'un rire ouvre dans un visage, les gesticulations d'un camelot. Des filles à peine pubères prennent la pose, en redemandent et se bousculent pour détailler d'un oeil avide leur image pixellisée. Ces longues tiges dépassent le photographe d'une tête, lui qui ne vit jamais le monde de haut et que chaque année tasse un peu plus sur la terre. En surplomb de son épaule, les nymphettes crient des commentaires qui lui vrillent les tympans. Des cheveux de soie où passe une odeur d'herbe neuve glissent contre sa joue — ça ne l'émeut pas. Quelques gamines questionnent, est-ce qu'il réalise des books ? Des books de mannequin, précisent-elles alors qu'il demeure silencieux, un sourire indulgent à la surface des yeux et des lèvres. 
Autrefois, il a bricolé dans la mode, la photo de charme, ça ne lui coûterait rien de leur faire plaisir et comblerait un coin de solitude mais il se méfie. Les scandales pédophiles, MeeToo... il n'y a pas d'âge pour tomber sur une garce. Mieux vaut s'abstenir et d'ailleurs, ces femmes en herbe ne l'inspirent pas. En revanche, la demoiselle qui incendie son viseur... Intrigué par son immobilité, il baisse son appareil pour l'admirer en direct, suivre d'un oeil pointu la torsade d'or qui écrase la nuque délicate, le velouté de la joue, cette pulpe de pêche d'espalier mûrie au soleil qui éveille, avec la soif, l'envie douloureuse de mordre la chair. Sophie Marceau en son bel âge songe Fortin tout en cherchant du regard ce qui retient celui de son idole.
C'est un homme, cheveux foncés et iris claires, la trentaine, individu aux épaules qui rassurent les femmes, jambes longues, un beau spécimen de l'espèce masculine, en dépit de son look pitoyable, jean loqueteux, T-shirt récupéré dans une poubelle. Appuyé au panneau de bois d'un vieux break Chrysler, il avale en affamé un sandwich dégoulinant qui tache des mains de rouge. 
Vagabond, SDF ? Nouveau venu en tout cas. Potentiellement indésirable. Boulois, pimpante et bourgeoise, tolère difficilement les traîne-misère agglutinés en troupeau aux abords de la gare.
Plus tôt, mais sans y accorder d'importance, Pierre a noté la présence de l'étranger en ville. Installé devant une bière à la terrasse des Trois Biches. Chargé de sacs à la sortie du supermarché. Enfin, à la lisière de la forêt où il l'a surpris dînant sur une table de camping déglinguée. 
Curiosité éveillée, le vieil homme a marché dans sa direction en sifflant son chien. L'animal constitue en général une excellente entrée en matière, mais l'autre s'est borné à un signe de tête qui n'invitait pas à lier connaissance. Et maintenant, cette fille superbe, délicate, s'avance vers le crasseux d'un pas hésitant. Le  connaît-elle ? Trois bonds douloureux et Pierre se trouve assez proche pour entendre :
— Votre dessert !
Surpris, le vagabond lâche son sandwich, accepte le Kleenex tendu pour essuyer ses mains, sa bouche.
— Merci, c'est gentil mais...
— Prenez, prenez. J'insiste !
— Mais ...
Ses yeux pétillent, il cède, pas gêné pour un sou.
Ce culot ! rage l'indiscret qui ne perd pas une syllabe.
— Des oranais ? J'adore !
— Servez-vous !
— D'accord, mais on partage.
— Non, non. Je... je dois filer... une autre fois.
— Hé ! Attendez... je m'appelle Arthur...
Mais elle file comme elle l'a annoncé, suivie par deux regards masculins, l'un, ahuri, l'autre, émoustillé et content.


    Si Pierre Fortin demeure stupéfait par la mince tranche de vie qu'il vient de surprendre, la protagoniste qui se nomme Romane et court vers sa maison l'est plus encore. Quel démon s'est emparé de son esprit et de son corps ? Qui a parlé par sa 
bouche ? Et pourquoi ?
Sensation de glissement dans une dimension parallèle, cotonneuse et infiniment déroutante. La grille du jardin qui gémit sous sa main, les grands arbres tutélaires, les pierres de la maison, ces totems familiers dépouillés de leur densité ont  un aspect maléfique. 
Il faut une tasse de café avalée debout contre l'évier, la sonnerie du téléphone et la voix de Jeanne pour remettre Romane dans ses gonds. Jeanne... son amoureuse qui rentrera tard ce soir, retenue à son cabinet par un patient à complications. Répit bienvenu pour digérer l'incident, le précipiter dans une oubliette mémorielle d'où il ne doit jamais sortir. Ne pas risquer d'en parler à Jeanne, jamais, même pour en rire.
Dans la chambre où sa robe glisse, la jeune femme secoue la tête, encore incrédule. Combien d'années écoulées depuis qu'elle n'a pas regardé un homme. Regarder vraiment ! Attentivement. Intensément. 
Au sortir de la pâtisserie, l'apparition d'Arthur l'a cueillie avec la violence d'un uppercut. Le soleil flambant dans son dos, il présentait une allégorie virile du bonheur de vivre, un foyer rayonnant d'énergie. Peut-être suffisait-il de s'approcher pour en voler une petite parcelle ? Sa main s'était tendue. Quelle folie ! Après tant d'années de sagesse et d'abstinence.


      Deux jours plus tard, Romane tombe sur Arthur en ville — littéralement et sans surprise. Elle a trop pensé à lui. Résultat, il surgi sur sa route — fatal — propose un café, ignore ses protestations.
— Je vous en dois une.
Elle voudrait, devrait refuser, mais sa volonté se délite. Ce n'est plus Romane qui pilote, mais l'autre, la femme hissée des abysses que la lumière n'atteint pas. A une échoppe, ils achètent des cafés dans de grands gobelets et vont les boire dans le square désert, les Boulinois aimantés par la foire qui déploie ses attractions à l'est de la ville. Désuet et délicieux, le jardin leur appartient autant qu'un parc défendu par de hauts murs. Chauffés au soleil de juin, les tilleuls exhalent des bouffées sucrées. Romane en emplit ses poumons, les yeux sur les écailles de lumière qui allument et animent le gravier. Si elle esquive les questions d'Arthur, lui, répond sans détour aux siennes. Oui, il vit dans sa voiture, à la lisière de la forêt où nul ne vient l'emmerder. Du provisoire. Il ne baisse pas les bras.
— C'est si facile de tomber de son cheval ! On perd son job, son appart et on se retrouve comme un con sur le trottoir avec deux valises et une bagnole en bout de course.
— Je sais...
— Ho ?
Il la regarde au fond des yeux, incrédule.
— Il existe pas mal de façons de tomber de son cheval et de se retrouver en mille morceaux... 
"Façon puzzle, ajoute-t-elle avec un rire tremblé car le regard de son compagnon la bouleverse.
— De gros chagrins ?
— Qui n'en a pas ?
— Je peux faire quelque chose ?
Un bras passé à la taille de Romane, Arthur l'attire contre sa poitrine. Elle résiste en baissant le front, petit bélier qui finit par se rendre, vaincu par l'odeur de la peau, les battements d'un coeur qui épousent la chamade de son propre coeur dans la chaleur de l'étreinte. Une bouche charnue, désirable, se pose sur la sienne. Contact brûlant — trop.
— Non !
Dans l'envol de la jupe corolle, le gobelet gicle son contenu sur le gravier. Dressée sur ses jarrets, le corps parcouru de frissons et le visage altéré, Romane semble contempler une vision d'horreur. Interdit, Arthur l’observe sans un geste, se lève enfin, risque une main sur le dos raidi, une autre sur le front moite d'une buée de sueur. 
— Romane...
— Ne me touche pas !
Elle le fixe comme s'il était le diable incarné et le pousse avec une brutalité qui l'expédie à terre. Sa tête rebondit contre le banc. Etourdi, il frotte son crâne en suivant d'un regard assombri la fuite de Romane à travers les massifs de fleurs.


    Elle court, court, court, du feu dans les poumons, une sueur liquide au front, de grosses perlent qui coulent dans ses yeux et les brûlent. Elle court, poursuivie par des cris d'animaux furieux, des voix horribles, des mots-crachats plus horribles encore. Elle court, traquée  par des requins affamés, des hyènes aux crocs sanglants, elle court court court dans le vain espoir d'échapper à la meute des loups qui vont la dévorer, elle court de toutes ses forces, comme ce jour d'été, quand le soleil devenu noir, des mains la précipitèrent dans une cave pour servir de pâture à des garçons métamorphosés en bêtes féroces.
Quinze ans, une furieuse envie de vivre, belle,  sans prétention ni snobisme, peu d'amies mais des copains en masse, et bientôt, au lycée, une mauvaise réputation. Salope, fille facile, suceuse de queue — insultes dont elle souffrait sans les comprendre. Elle aimait jouer avec les garçons et alors ? Est-ce qu'ils ne sont pas faits pour ça ? Romane adorait le flirt, leurs baisers dans son cou, et plus que tout, regarder leur sexe grossir et se dresser, petit animal doué d'une volonté autonome et opiniâtre. Cela tenait de la magie quand, d'un simple effleurement de la main, elle changeait cet appendice mou et presque pitoyable ratatiné dans son abri, en un sceptre glorieux, pourvoyeur de délices infinies et variées. 
Quel mal à cela ? 
Il arriva qu'on la traite de putain. Pourtant, c'est elle, riche d'argent de poche, qui payait souvent les Coca. Il y eut Philippe, Robin, Clément, Guillaume, Jules, Raphaël et les autres. 
Regards bleus, verts, bruns, peaux pâles, carnations dorées, coiffures de hérisson empesées de gel, crânes rasés, torses velus, poitrines glabres, douceur ou rudesse d'un épiderme, d'un baiser, d'une étreinte, désir-plaisir, le sien, celui offert aux petits mâles qu'elle butinaient avec ardeur, qui se crurent lésés, en danger peut-être et résolurent de la punir en la violant dans une cave sordide.


     Nuit étouffante, de celles où le sommeil se refuse, quand on se retourne comme un damné sur le gril en cherchant la fraîcheur dans les plis de draps moites. Nuisette collée au dos par la sueur, Romane glisse du lit où Jeanne s'agite en grognant.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien. Soif. Je te monte un verre d'eau ?
— Non.
Dans la cuisine, le carrelage doux aux pieds nus. Entrouverte, la porte du réfrigérateur laisse passer une clarté rousse, Romane dédaigne le plafonnier, remplit d'eau glacée un verre qu'elle presse contre son visage en feu. Au-delà de la fenêtre, des hordes de nuages se donnent la chasse dans un ciel posé sur la cimes des arbres. Une lune d'un jaune de beurre tourné montre sa face par intermittence. Sous les bourrasques, les feuillages fouettés produisent un bruit trompeur d'averse, de frottements de papier de verre. 
Dans le vestibule, Romane ouvre la porte à deux battants, aspire les senteurs sapides de la forêt accourues avec le vent. A moins d'un kilomètre, Arthur dort dans la clairière où il a installé son camp. L'homme qu'elle désire  n'est qu'à quelques centaines de mètres, aussi inaccessible que s'il se trouvait à Rio, ou sur la lune, tiens, cette grosse lune qui la regarde d'un oeil rond.
Arthur, sa joie et son tourment. 
Quinze jours recluse dans la maison, crainte de sortir, de lui faire face et cependant, l'espoir fou qu'il sonne à sa porte, donne un coup de pied dans l'échafaudage construit dix années durant, un jour après l'autre dans le cabinet de Jeanne, sa psychiatre, puis dans son lit, château de cartes dont les murs ne la protègent plus d'elle-même. 
Un grondement lointain ébranle l'espace, suivi d'un éclair qui blanchit l'horizon. Romane étouffe, elle va mourir, là, comme jadis, dans cette cave où l'air ne lui parvenait plus. 
Non ! Un imper arraché à la patère, elle file dans le salon, attrape une paire de sandales en pensant, je suis folle, mais des ailes ont poussé à ses talons. La grille gémit plus fort dans le silence nocturne, Romane la franchit d'un bond définitif et galope vers l'homme qui dort et ne l'attend pas. Mais le souffle ne lui fait plus défaut, elle sait, jusque dans la plus ténue de ses fibres, qu'elle vole dans la bonne direction. 
La musique cadencée du tonnerre lui fait escorte pareille à la tragique ouverture de Don Giovanni. Les premières gouttes de pluie la frappent au visage à l'instant où son poing heurte à coups répétés la vitre arrière du break. 
Un bruit à l'intérieur, la lueur mouvante d'une torche et instantanément, le corps d'Arthur, sa chaleur, l'odeur si prenante de sa peau, ses bras qui empoignent Romane, l'étreignent et la couche sur un mince matelas, instants arrachés à la pesanteur, le monde rendu au néant, deux êtres seuls au bûcher du désir partagé. 
Dans ces minutes d'éternité arrachées à la mort, Romane s'accroche des mains, des jambes et de la bouche à l'homme qui lui rend la vie. Comme le fleuve va à la mer, elle retourne au mâle, au sexe mâle qui durcit contre son ventre, miracle du désir, volupté de sentir sa chair intime ouverte, pénétrée, emplie, comblée. 
Finie la peur qui la vouait aux femmes, aux caresses des femmes  qui laissaient souvent à ses lèvres la saveur amère de la frustration. A longues brassées, Arthur lui fait descendre le fleuve, fendre l'eau lourde du plaisir. Romane est fébrile, exaltée. Il l'apaise en écartant de son front les cheveux qui collent à son front, dévote sa bouche et ses seins tandis qu'il bouge en elle, mains collées à ses fesses pour la soulever et la prendre au plus profond. Cette secousse que l'on appelle orgasme (mot dépourvu de charme, usé, il en faudrait un plus beau, plus noble et puissant dans son euphonie) les déborde et les assomme. 
Qu'importe, la nuit est à eux. Plus tard, la langue et les mains de la femme revenue au pays natal rendront sa force au pénis d'Arthur. A son oreille, elle chuchotera Je veux te déguster de la tête aux pieds et des pieds à la tête, du bout de tes doigts aux parties les plus secrètes de ton corps. Il rira, dira des mots doux et des mots crus, de ceux qui veulent l’ombre, fouettent le corps et l'âme, puis il explorera, finement ce corps de femme offert dans l’abandon de la volupté.  


     Un jour nouveau, déjà. 
C'est dans un monde nettoyé par l’orage qu'Arthur annonce qu'il doit se rendre à Paris. Une affaire sérieuse, lâche-t-il à Romane en la déposant à sa porte dans les lueurs d’un petit matin doré à l'or fin. Elle se garde des questions que les femmes posent à l'ordinaire et c'est par courrier, trois jours plus tard, qu'elle reçoit des nouvelles de l'amant à qui elle a négligé de demander son 06.

                     Ma belle, ma douce, ma merveilleuse Romane,

    Le moment de vérité est arrivé. Il arrive toujours. 
J'ignore si ta réaction sera le soulagement, la déception, la colère, le mépris ou le dégoût (un bouquet complet peut-être) à la lecture de ce qui suit, mais dans tous les cas, sache que j'ai menti par devoir et non par vice ou plaisir.
Mon nom est Arthur Donnadieu, je suis flic, capitaine à la BRI pour être précis, et je me trouvais en mission, clandestin à Boulois, un pion dans un vaste plan destiné à démanteler un réseau de trafiquants d'armes, le boss en planque dans une maison du quartier Rosemay. 
Si je t'ai trompée sur mon statut social, mes sentiments, eux, sont on ne peut plus sincères. Je t'ai désirée au premier regard, toi, si émouvante dans ta petite robe traversée de soleil, ton carton de pâtisserie à la main !
Tu as le droit de me cracher à la figure, mais tu peux aussi accepter un rendez-vous à Paris ou n'importe quel endroit du monde qui te plaira et plus si affinités (sourire). 
Je préfère la deuxième option. C'est pourquoi je suis allé ce matin mettre un cierge à Sainte-Rita, la patronne des causes désespérées. 
Femme adorable je t'adore,
A très vite, j'espère,
A. (06 41 12 33 20).


   Romane éclate d'un rire qui éveille l'attention de Jeanne occupée à nettoyer le salon de jardin malmené par l'orage.
— On peut savoir ce qui t'amuse ?
— Rien, une blague idiote.
Arthur, capitaine de police en immersion ! En y repensant, il sentait bien bon pour un mec vivant dans sa voiture. Le fourbe devait disposer d'une chambre d'hôtel dans le bourg voisin.
Soulevée par un formidable élan vital, la jeune femme part d'un rire qui irrite Jeanne car cette cascade de notes joyeuses, elle l'entend pour la première fois.
Jeanne avec qui il va falloir mettre cartes sur table. Mais rien ne presse. Romane veut prolonger, étirer, ce moment merveilleux du retour à la vie. 
Sur le chemin qui longe la grille, un bonhomme d'allure vaguement familière la regarde passionnément. Encore ce vieux type, son appareil photo greffé sur la poitrine. Il l'a salue d'un large coup de panama, et elle se sent si bien en phase avec la vie, la vraie, celle qui lui a rendu sa place que, pour la première fois, elle lui renvoie son sourire. 

Ainsi va le fleuve à la mer. 
Copyright Sarah de La Force août 2022






    



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