CONSTELLATION STILETTO

Image générée par ChatGPT sur mes indications et retravaillée sur IPhone



DE PLEIN FOUET
 
La carrosserie du scooter trouble d'un soupçon de rose les fumées grises de la rue. Quelques minutes encore et un rayon rasant éclairera le ciel, les oiseaux qui se font la voix dans les branches célèbreront en chœur la naissance d'un beau jour de juin.  
Un pied à terre, les yeux sur le feu qui tarde à passer au vert, Serena n'y songe pas. Epuisée par sa nuit à l'hôpital, elle n'a pour horizon que la douche et le lit et elle est bien près de s'assoupir sur la selle de son cheval mécanique quand le grondement d'un moteur en sur régime fracasse le silence et la redresse. 
Le décor bascule, traversé par un éclair fauve, le hurlement désespéré de freins impuissants à éviter la catastrophe. Au milieu de la chaussée, une voiture à capote baissée réalisé  un tête-à-queue cinématographique  et s’en va s’écraser contre la grille du square où les arbres frissonnent. Sa machine calée contre le trottoir, Serena court au cabriolet à l'avant  en accordéon. Un homme jeune au volant, du rouge au front. 
— Vous m'entendez ?
Filet de regard. Murmure pâteux. Une odeur d'alcool s'exhale de la bouche entrouverte.
— Tiens... un astronaute.
"Ne bougez pas !" intime la jeune femme en ôtant son casque.
— Voulu éviter le... gros lion. Jo... jolis, vos yeux.
Souriant malgré elle, l'infirmière appelle les secours qui entrent en scène dans le poudroiement du soleil levant. Tandis qu'on le charge dans l'ambulance, le blessé parvient à se tourner vers sa providence : Il faut... faut... Le couperet de la portière refermée le revoir au silence. 
"Quel numéro !", pense Serena. Mais le soir, elle court s'enquérir de l'identité de "son" blessé. Marin Leprince de Buenvatura y Gibraltar, vingt-six ans, coupures au front, côtes fêlées et bleus multiples— rien de très grave, il s’en sort mieux que sa voiture. 
Sur le départ, une infirmière de jour passe la tête dans la salle de repos.
« Mignon, ton chauffard ! Joli cul. Et bien sapé ! Ça change des sacs à vin qui nous ramènent des puces. ».
Serena répond par un sourire crispé.  Cette façon de parler… Romantique ? Et alors ? Pas niaise au point fantasmer un héros idéal, mais ce qui l'attire au premier regard chez un homme c’est le visage, pas les fesses. Pour autant, elle ne dédaigne pas la partie charnu de l’individu masculin. 
Au fait, il ressemble à quoi Marin Leprince de Buenaventura y Gibraltar (quel nom à courants d'air !) quand la poussière et le sang ne maculent pas sa face ? Elle se dirige vers la chambre où, peau mate et tête enturbannée, Marin offre le spectacle charmant d'un maharadjah assoupi dans la grâce de la jeunesse et la pénombre verte de la veilleuse. 
Deux enjambées et Serena franchit le cadre, devient actrice d'une scène où une jeune femme à chevelure boticellienne penche un visage clair sur celui de l'homme couché, subjuguée par le menton à fossette, la bouche qui appelle le baiser. Les paupières sont deux pétales bistres frangés de noir, volet tirés sur des yeux qu'elle imagine... qu'elle imagine... qu'elle n'imagine plus, aspirée dans un tourbillon de fractales éblouissantes — bleu, vert, gris, vert, bleu — vortex océanique auquel elle échappe par un bond arrière — le dormeur vient d’ouvrir les yeux.
Serena passe les mains dans ses cheveux, surprise de ne pas sentir l'humidité des embruns qui l'ont frappée au visage, et, plus encore, d'entendre sa propre  voix franchir ses lèvres closes.
— Vos yeux ont la couleur de l'océan les jours de tempête.
— Les vôtres, celle d’une ondée de printemps.
Une bouffée chaude descend de sa gorge à son ventre. Ou l'inverse ? Difficile d'analyser ses émotions dans la cabine d'un navire chahuté par la houle. C'est la première fois que la poésie pose des mots sur le gris de son regard. Toutefois, ce plancher qui tangue finit par provoquer un malaise. Si elle allait vomir, là, sur le lit du prince Maharadjah, non ! du prince de Buenaventura, non plus, du Marin de Gibraltar ? Non et non ! Que lui arrive-t-il ? Des courants d'air dans son cerveau autant que dans le nom qui s'inscrit en lettres de néon au-dessus du lit. Mais le charme se brise sous le pas martial de l'infirmière-chef.
— J'ai besoin de vous à la 12, la 18 et la 22. Vous n'entendez donc pas les sonnettes ?

D'une souffrance à une autre, la jeune femme dépense si bien sa nuit que l'aube blêmit les fenêtres quand elle se présente au seuil de la chambre du singulier personnage. 
Occupée à changer le pansement, sa  collègue de jour la congédie d'un sourire. La nuit a été rude, à ce qu'il paraît ? Serena peut filer, tout est sous contrôle. En effet, nulle trace de tempête, roulis ou embruns dans la pièce où Marin lui adresse du bout des doigts un signe auquel elle répond par un signe jumeau , déçue sans bien savoir pourquoi, souhaitant le prompt retour de la nuit et de ses sortilèges.

Le sommeil dévore une partie du jour, les choses matérielles ce qu'il en reste. Sur son char, Phoeus s'habille de rouge quand Serena retrouve l’hôpital , vole plus qu'elle ne court au travers des couloirs. 
Un salut à Charlotte affairée à l'accueil, et sans même enfiler sa tenue de service, elle gagne la chambre 6 dont elle hésite soudain à pousser la porte. 
Reprendre haleine. Rendre à ses traits le calme professionnel troublé par un enjouement qui la dépasse. Un, deux, trois ! 
Son "Bonsoir " s’étrangle à la vue d'un clone du Capitaine Haddock, individu furieux qui l’interpeller d’une voix de rogomme. « Mille millions de troupeaux de cochons sauvages, vous êtes sourde ou vous fichez d’un pauvre homme à l’agonie ? ».
Effarée, elle recule en se heurtant à l’aide-soignante qui murmure "Monsieur Joli Cul nous a quittés. Ce vieux singe n’a pas fini de nous casser… les genoux.".
 Serena s'éloigne, frissonnant sous la douche glacée d'une déception qui s'étend dans l'infini du couloir. Son Marin a repris la mer. Son petit signe des doigts ? Un adieu qu'elle n'a pas su déchiffrer.
"Ça va ?" demande Charlotte étonnée par la pâleur de sa collègue. "Ça va !" souffle Serena avec la sensation  que deux doigts de fer pincent la pointe de son coeur. 
— Au fait, Monsieur 6 a laissé ça pour toi.
"Ça", c'est une enveloppe de l'hôpital, trop vaste pour une carte zébrée  de lignes nerveuses : "Dîner chez moi demain. Sans chichis. Vingt heures. Ne soyez pas en retard.". L'invitation a la sécheresse d'une convocation, mais libéré de l'étreinte métallique, le cœur reprend un rythme serein . Et comme cela tombe bien. Serena a devant elle l'immense avenir de trois jours de repos.

En dépit du "sans chichis", l'invitée soigne sa tenue. Une robe bustier pour épouser la rondeur des sein , dévoiler les jambes juste ce qu’il faut pour donner envie d’en voir davantage. Domptées, les vagues d'or de la chevelure s’enroulent sur le haut du crâne, chignon chinois maintenu par deux baguette de jade. 
Il est vingt heures moins cinq minutes lorsque Serena émerge du taxi. Par exception, elle a délaissé son cheval mécanique. Non sans lui avoir soufflé que, rendez-vous sexy, elle devait se présenter aussi soignée qu'une poupée au sortir de sa boîte. 
Le porche a l’aspect rébarbatif d’un pont-levis défendant sa citadelle. Marin n'a pas indiqué de code. D'ailleurs, aucun boîtier visible à droite ni à gauche. En revanche, une porte découpée dans un des battants incite à franchir le seuil, passer de l'asphalte surchauffée à la fraîcheur de la voûte
Serena hésite. A l'instant où elle se demande de quel côté diriger ses pas, un message au néon s'inscrit sur l'air bleuté du hall.  "Suivez la musique. ». Elle serre les paupières, les rouvre, retrouve le message complété par des points d'exclamation : "Suivez la musique !!!". 
Les percussions la guident vers des marches qu'elle franchit sans même sentirses pas. Etayé au chambranle d'une porte à double battant, jean et chemise de smoking ouverte sur une poitrine hâlée, Marin la regarde tranquillement venir
Débarrassé de son turban, chevelure brune ébouriffée, regard malicieux et pourtant insondable, le maharadjah de l'hôpital s'est mué en une version humaine de Corto Maltese. 
Troublée, Serena pénètre dans un salon dont elle ne perçoit pas les confins, à peine une suite de canapés habillés  d'argent. La musique gagne en puissance rythmes tribaux, pulsations qui pénètrent la chair. Dans son dos, la jeune femme sent la pointe d’un regard glissant de la nuque aux épaules, épouse les hanches, le petit derrière pommé et trouble sa chair. Mais un hoquet soudain la ramène au visage de Marin tordu par une grimace de la famille de celles de Dracula confronté à un crucifix.
— Vos chaussures !
Ses sneakers à paillettes ? 
— Pourquoi porter ces horreurs ?
— C'est joli, confortable.
— Pitié ! Otez-les de ma vue.
Un fou ? Serena songe à filer sans demander son reste. Impossible, son hôte bloque la porte, alors, elle se déchausse, expédie d’un coup de pied les réprouvées sous le canapé le plus proche. 
— Bravo ! Je dois avoir les souliers qu’il vous faut … mais d'abord... cocktails !
Il savourent la boisson dans des coupes  gravées à l'or fin, accompagnant d'un balancement du corps les maracas, marimbulas et bongos de l'Amérique latine.
— Venez !
Un bras à la taille de Serena, il  l'entraîne dans une dans une pièce meublée pour l’essentiel de boîtes de chaussures. A l'aise au centre de ce lego géant, Marin fixe rapidement son choix et poussant  la jeune fille sur un fauteuil, il tombe à ses genoux pour présenter des sandales-bijoux montées sur des talons en forme de  poignards . 
— Vos pieds sont ravissants. C’est rare ! Plus rare encore que les beaux seins ou les jolis genoux. 
— Vous êtes marchand de chaussures ?
— Candide ! Venez plutôt admirer votre reflet.
En dépit des mains secourables du jeune homme, elle ne peut sauvegarder son équilibre. Juchée sur des talons de dix centimètres, une première ! Elle trébuche et plonge dans les bras de Marin, les yeux de Marin aspirée dans le vortex océanique, soulevée par une maîtresse vague qui la dépose, effarée et nue , sur une couche de satin couleur d'écume.
Les nappes de musique l'enveloppent, tandis que les percussions font écho au coeur qui palpite dans sa gorge et ses flancs. Un long frémissement accueille la bouche de Marin, ses mains, la brûlure de ses caresses. Il sait les places les plus sensibles de ce corps à peine effleuré par la vie. Parmi les milliards de pièces de puzzle humain éparpillées sur la planète, ils se sont trouvés et s’emboitent dans une intimité magique. Marin la hisse sur une alpe neigeuse, la précipite dans les laves d'un volcan, la roule dans la vague, violent sans brutalité, animé par l'orgueil viril de la faire défaillir, muscles et nerfs fondus en une matière unique. Deux acrobates sur un fil proche de la rupture — un absolu de volupté.



Trois jours à s'aimer sans voir la couleur du temps, hélas, quelque que soit la force qui agit le manège, vient le moment fatal de revenir à la verticale, point d’achoppement du couple,
grain de sable dans la machine sentimentale, gravier au fond de la chaussure. 
A l’instant de quitter le lieu où son être s’est ouvert à l’amour, le courage manque à Serena pour récupérer ses sneakers. Chaussée des sandales-bijoux, elle progresse à petits pas en direction du chauffeur debout près d'une longue voiture, attentive à ne pas prendre son talon dans une fissure du trottoir. Du haut de sa tour,  Marin la regarde. Ne pas s’effondrer sur le trottoir en mode vieux flanc échappe de sa boîte. 

Les femmes courtisées reçoivent des fleurs, des chocolats, des corbeilles de fruits, ces petits riens qui disent le désir d'un homme pour celle qui occupe ses pensées. Serena est familière de ces attentions et regarde sans surprise le livreur suspendu à la grille du pavillon. Quelles fleurs Marin a-t-il choisies pour elle ? Les lilas sont fanés mais les pivoine  attendent la mise en gerbe dans la fraîcheur humide des boutiques. Des lys feu, peut-être ? Un rappel des baisers de l'amant amené par l'océan …  ou tombé du ciel ?
A l'arrière d'un utilitaire, un homme au visage gris lui remet deux boîtes en échange d'un gribouillis sur un terminal électronique. Ces boîtes roses liserées d'argent ne contiennent pas de pétales plus ou moins sophistiqués, rien que des souliers peu adaptés à la marche. 
"Les salomés verts pour déjeune au Bois, annonce Marin depuis son mobile, les sandales en velours brodées pour un souper russe, chachlyk spécial et balalaïka. Prépare toi à voler sur les ailes de la vodka.".
Serena ignore le chachlyk spécial et ne s'informe pas, obéissant à l'impatience anxieuse de chausser les souliers pointus du bout et des talons. Les vertes, les rouges... sensation identique, contention  douloureuse des orteils. D'un pli de sa mémoire une image monte et s'impose, l'Esmeralda de Notre-Dame de Paris menacée du supplice du brodequin. Dans son sillage, Marin se présente en tenue de bourreau, cuisse avantageuse sous le haut de chausse, traits sévères, bouche cruelle et oeil méchant sous le sourcil froncé. 
A peine le temps de frissonner à cette apparition, une vague de culpabilité projette la jeune femme au bas de l'escalier qu'elle gravit le dos rond, image peu flatteuse renvoyée par le miroir en pied de la chambre de sa grand-mère.  . Le "Redressez-vous Manerville !", de Mère Josèphe de l’Enfant-Jésus, supérieure du pensionnat qui abritât le jeune âge de Serena sonne en volée de cloches à ses oreilles. . 
Bien ! Elle ne s'avachira pas. Il faut souffrir pour être belle ? Vanité. Serena souffrira pour l'homme qui a capturé son coeur — plus noble mais non moins douloureux.

Et coulent les jours, tourne la terre. Qu’il vente du malheur ou pleuve de la joie, à chaque nouveau jour sa boîte de chaussures. Un rituel qui amuse le pâté de maisons. En l'absence de Serena, sa voisine de droite se charge de la réception. Ou son voisin de gauche, trentenaire à chevelure lustrée qu'elle jugerait séduisant si la passion vouée au prince de Gibraltar ne lui avait greffé des oeillères. Installé depuis peu dans un pavillon jumeau de celui laissé à Serena par sa grand-mère, Haroun se montre avenant — serviable sans importunité.
Tourne la terre, passe les jours, l'amoureuse a beau s'astreindre à porter ses stilettos en dehors des heures ouvrables (celles — délicieuses —  passées corps à corps avec Marin) rien n'y fait. Au contraire, les coups de couteau dans les lombaires se font plus aigus. Souffrir en silence devient son mantra. Jusqu'à ce jour où Charlotte la surprend une fois de trop une poignée de cachets dans la paume . 
— Tu cherches à fusiller ton foie ?
— Gros mal de dos.
— Prends rendez-vous avec Mathieu. Il va t'arranger ça en deux séances. 
Tombée sur une chaise serré les lèvres dans l'espoir de retenir le secret devenu trop lourd pour le fragile obstacle. 
— C'est mon copain. Il est fou de stilettos
— Et ?
— Je marche sur des couteaux. Tu sais, comme la petite sirène.
— Celle qui voulait des jambes pour demeurer auprès du prince ?
— Celle-là.
— Et tu l'aimes beaucoup, ton prince ? Assez pour te casser le dos ?
— Oh...
Un geste dit qu’il n’existe pas de mots, dans aucune langue, pour dire l’intensité de cet amour, l’amoureuse muette autant que la petite sirène qui offrit sa langue au couteau de la sorcière. 
— Il faut que tu rencontres Magnifique.
— ???
— Une drag qui fait un numéro de burlesque dans un petit cabaret. Cette diva consent à enseigner l’art d’évoluer avec grâce sur des talons aiguilles aux moins douées d’entre nous.


Après le show, Charlotte et Serena se glissent dans la loge où Magnifique éponge son visage en sueur. Quelques minutes plus tôt, elle gambadait en scène, suivie ou précédée d'une chevelure botticellienne dont Serena lui fait compliment. Un rire sonore ouvre la bouche de l'artiste. Une main arrache la perruque qui s'envole vers un fauteuil où elle se love en animal obéissant. 
— Aaaaaaah ! Etre une femme. Une vraie. Une phâaaame !
Dépouillée de sa chevelure, le haut du crâne serré dans un bas de tête, Magnifique n'a plus de sexe, pas d'âge, juste un visage dessiné par les fards, teint blanc, bouche rouge, les yeux si chargés de noir qu'il faut venir tout près pour les découvrir bleus.
— Chérie, c'est toi qui a une crinière de luxe. 
Serena est intimidée, mais les mystérieuses molécules de la sympathie circulent — elles se plaisent.
Amusée par le regard de la néophyte sur les sandales pailletés à brides de chevilles et talons hors-concours , la diva laisse tomber :
— Aucun mérite, je suis née avec !
— Moi, je me demande si je ne suis pas née avec une queue de poisson opérée en douce. 

Serena adore Magnifique. Serena admire Magnifique. Serena raconte Magnifique à Marin, se gardant cependant de mentionner des cours dont les bienfaits tardent à se faire sentir. Alors qu'ils gravissent le grand escalier de l’opéra , le marbre, les ors et les lustres distraient à peine Serena de ses souffrances.
Dans le clair-obscur de la loge, elle tire de sa pochette des comprîmes dont elle garde une provision, geste qui attire l'attention de Marin detourné de la scène. "Ce n'est rien, chuchote-t-elle, migraine.". 
Il lui tend les jumelles, et profitant d'un répit, elle se concentre sur les évolutions de cygnes autour d’un lac, surprise par le martèlement de leurs semelles sur le parquet, ce son de la danse vivante que les captations ne transmettent jamais. 
Sur leurs chaussons aux pointes renforcées de métal , les ballerines ne souffrent pas plus que Serena, plante des pieds à angle droit, orteils prisonniers d’escarpins de satin noir à boucle de strass. Et, marée montante,  l’anxiété vient doubler la souffrance. Une certitude, si elle ne peut endurer les stilettos, son  Marin finira par reprendre la mer en la laissant sur le sable. Le baisser de rideau est un soulagement, néanmoins, dans la courbe du grand escalier l’héroïne de ce conte cruel a l'impression  que des larmes de sang lui jaillissent des yeux. 
C'est impossible, personne ne pleure des larmes de sang. Pourtant, la main qu'elle ramène de sa joue à ses yeux se teinte de rouge, le rouge de ses larmes. 
Vertige d’angoisse. Sa cheville se dérobe, la pointe de son talon accrochée dans l'ourlet de la robe, Serena bascule hors des bras de Marin qui échoue à la retenir  et roule , roule, roule, une marche derrière l’autre, dans un tumulte de cris d’effroi.
Sensation étrange, la jeune femme s’est vue tomber et rouler et voilà qu’elle  découvre tout son être de haut, réduit à  un sac de toile emplis d’os broyés. Hors de l'ouverture, sa tête auréolée de l’or et du cuivre de sa chevelure, intacte, les traits pétrifiés par l’étonnement. 

Serena reprend contact avec la vie en mode poupées russes.
En plan large, quatre murs crème et une fenêtre — elle ne gît plus sur le sol de l’opéra, petit tas d'os ramassés dans un sac. Une opération qu’elle ignore l'a transportée dans une chambre d'hôpital, la 6, reconnaissable au mur balafré un jour par un charriot hors de contrôle. 
Cadré plus serré, elle découvre un lit flanqué d'appareils compliqués et dans ce lit, une femme prisonnière d'une armure de plâtre. Par degrés, la conscience de son corps  lui revient avec le souvenir d'une chute, Marin, impuissant à empêcher le plongeon fatal. Marin qui se matérialise dans l'ouverture de la porte, précédé d'une blouse blanche, suivi de Magnifique masquée par une corbeille de lys mais dénoncée par son énorme perruque. 
— Cinq minutes, pas plus ! lâche le chirurgien. Elle est encore faible.
— Compris !
"Et ne vous asseyez pas sur le lit.", reprend la voix sévère, suspendant le mouvement désinvolte du visiteur.
Magnifique, elle, s'active, disposant les fleurs au chevet de la femme de plâtre, approchant des chaises. 
Marin cligne un oeil malicieux:
— Heureusement, plus de peur que de mal. Dans quelques semaines tu seras sur pied. Courage !
Quelle pauvreté d'expression ! Ces mots sans relief ni couleur, Serena n'y prendrais garde dans la bouche de Magnifique. Tombés des lèvres de Marin Leprince de Buenaventura y Gibraltar, amant prodigue en prodiges et sortilèges, c'est horriblement décevant. Il n'a même pas remarqué qu'elle occupe la chambre qui l'hébergea lui-même jadis
Et sans doute cette déception affleure sur l'eau grise de son regard car il se penche pour l'attirer dans son vortex océanique, noyer sous l'effervescence de l'écume et le souffle des embruns un début de lucidité.
Chahutée par les vagues, Serena renonce aux interrogations qui la taraudent. Pour quelle raison Magnifique se trouve-t-elle aux côtés de Marin ? Et pourquoi reste-t-elle aussi muette qu'une carpe, un sourire en carton sur sa face trop fardée ? Lui aurait-il tranché la langue ? 
La porte qui s'entrouvre : "Les cinq minutes sont écoulées.", met fin à la séquence. Marin effleure des lèvres la chevelure ternie de la rescapée, murmure qu'il reviendra bientôt. Soulagée, Serena  se laisse glisser dans le néant bienheureux du sommeil.

Et coulent les jours, tourne la terre, un progrès en appelle un autre et peu à peu, la captive gagne en mobilité. Marin la visite régulièrement, toujours suivi de Magnifique qui le dépasse d'une tête, bras chargés de compositions florales sophistiquées. Elle a retrouvé l'usage de sa langue et s'en sert pour lâcher des banalités, écho à celles proférées par Marin, ces flots d'eau tiède que l'on verse aux malades et aux blessés. "Tu as meilleure mine. Tu n'as plus besoin d'aide pour manger. Bientôt, tu pourras quitter ton lit.". 
Serena s'est mise à l'unisson de ce prêt-à-parler sans risque. Ce qui se joue ne se cache pas dans les phrases mais dans leurs interstices, le danger niché dans le puits de silence auquel tous trois ils s'accoudent.


Les arbres ont revêtu leur parure d'automne lorsque Marin se présente, seul pour une fois, les traits animés, une boite rose liserée d’argent  sous un bras. En amazone sur le lit de Serena, il lui annonce  que ses affaires l'obligent à quitter la France, voyage assommant, reporté afin de rester près d'elle, impossible à différer plus longtemps. Elle sourit, hoche la tête, murmure qu'il n'aurait pas dû...
— Ne dis pas de bêtises. Mais pour t'obliger à penser à moi...
— Oh...
— Et hâter le jour...
De la boîte, il extrait des escarpins dont le vernis rouge saigne dans un coup de projecteur solaire.
— Tu les adores ?
Serena ferme les yeux sur la vision qui meurtrit sa rétine. La dolueur renaît.dans le brouillard rouge qui précéda la chute.
Je les adore, souffle-t-elle. Reviens vite.  

Et tourne la terre, coulent les jours, le malheur s'engouffre dans ceux de Serena. La jeune femme ne marchera plus. Jamais.
Le visage dévasté de sa mère précède de peu les mots de l'équipe médicale. Dans un fauteuil de haute technologie, elle quitte l'hôpital sous les pleurs du personnel, retrouve en Normandie la maison de son enfance vidée de la joie de vivre, des rires qui débordaient du jardin jusqu’à la mer dont le ressac prend des accents de glas.Un silence de sépulcre. Ses parents vieillis de cent ans en vi Get-quatre heures. 
Serena a fait en sorte que Marin ne puisse retrouver sa trace, au cas improbable où il le déciderait. Tant de levers de soleil et de crépuscules sans un mot depuis son départ ! 
Blottie contre les flammes de la cheminée, elle l'imagine en Corto Maltese, sac de marin à l'épaule, bourlinguant de port en port, chaque escale embellie par une femme juchée sur des souliers sortis de boîtes roses liserées d’argent. 
Des mots entendus dans un film passent comme les wagons d'un train devant ses yeux rêveurs. "Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens,  lui donnant son équilibre et son harmonie.". Est-on  encore une femme quand ses jambes sont mortes ? 
Aux abords de Noël, Serena touche au terme de la route qui l'a menée, de révolte en désespoirs à la place paisible où elle attend l'événement qui tranchera les derniers liens et se présente aux premiers jours de mai sous la forme de magazines apportés par une voisine friande de presse people.
L'Indiscret, Spy, L'Oeil, Gossip,  ces titres et bien d’autres font leurs choux gras de la grande, de l'époustouflante nouvelle : Marin Leprince de Buenaventura y Gibraltar épouse l'artiste de cabaret transgenre Mademoiselle Magnifique. Une union célébrée à Venise. Plus de mille invités convoyés en gondoles. Trois jours de fête annoncés. Un mariage comme il ne s’est encore jamais vu, une entrée en majesté de l’incision  dans la société du 21ème siècle, bla bla bla, avalanche de niaiseries hypocritement bien-pensantes. 
Serena ne pleure ni ne souffre. Elle n'est pas davantage surprise. C'était écrit sur la vague,  gravé dans le sable de toutes les grève du monde . 
Une double-vue éphémère lui montre les mariés progressant entre deux haies d’un populaire aux mains tendues dans l’espoir d’effleurer le voile tissé d'écume et de perles qui enveloppe Magnifique.Le teint cuivré sur la blancheur de la chemise à col cassé, Marin sourit aux 
 néréides soutenant la traîne de l épousée. 

Douceur capiteuse d’un soir de printemps. Le parfum des lilas plus dense dans l’heure qui précède le crépuscule. Cette année, Serena ne verra pas éclore les pivoines, mais sans hésitation, regret ni repentir, elle engage son fauteuil sur le chemin qui descend à la mer. 
Merveilleuse mécanique, rapide et silencieuse autant que la voiture avec chauffeur dont Marin lui abandonnait l’usage. 
En abordant la falaise, elle reste  émerveillée par le spectacle immémorial d'une nappe liquide martelée d'argent, irisée de reflets chauds  par le gros ballon rouge qui flotte sur la ligne d’horizon. A présent, la moindre action est devenue facile, légère.  Une pression sur le bouton dédié et le fauteuil bondissant quitte le bord de la  bascule et rebondit avant d’ouvrir la vague dans un geyser de blancheur qui cloue sur place un gamin  occupé à taquiner son chien.
L’animal  aboie à ce phénomène insolite, redoublant de rage à la vue d'un objet qui jaillit des flots, bouscule deux nuages pour termiber sa course dans un feu d'artifice qui embrase le ciel.
"Des extraterrestres !", hurle l’enfant, s’enfuyant de toute la vitesse de ses jambes, son chien sur les talons. "J'ai vu des extraterrestres !, lance-t-il, souffle rauque à sa mère. Banco les a vus aussi". Une main posée sur le front de son fils, elle constate qu’il n’a pas de fièvre. Renifle son haleine. Pas bu de bière en douce avec ses copains. "Arrête ton délire ! Les extraterrestres n'existent pas.". 
Mais le gamin n'en démord pas, et après dîner, les parents fouillent sa chambre, persuadés d'y trouver des substances illicites. 
L’incompris l'ignore, mais à  la même minute dans la banlieue de Sydney un astronome amateur sursaute et s'étrangle. Entre les constellations du Capricorne et du Scorpion, un objet lumineux non identifié vient d'apparaître et prend, progressivement, la forme ... d'une sirène ! Incrédule , l’homme passe une main sur son front moite, s'octroie un verre d'eau avant de nettoyer la lunette de l’appareil et modifier l'oculaire. Rien à faire — la sirène est toujours là. Image de plus en plus nette et cette fois, le pauvre manque s’étouffer. En lieu et pkace place de la queue réglementaire, on distingue une paire de souliers féminins, ces escarpins à talons appelés stilettos. Folie pure ! Hallucination ! Le malheureux se précipite sur les réseaux pour découvrir qu'à Pékin, Tokyo, Madagascar, partout où les amoureux des étoiles scrutent le firmament, le constat est sans appel. Il y a au ciel une nouvelle constellation, une sirène en talons aiguilles !


 LE BÛCHER DES STILETTOS

Le monde est en proie à une panique abjecte. Cette créature hybride, monstre marin dévoyé est le signe avant-coureur de l'Apocalypse. Des figures d'abomination vont surgir dans son sillage, c'est écrit dans la Bible et toutes les mythologies qui sont le lait des peuples :  le chaos surgira de la mer. Au sein des abysses,  des évènement inimaginables  se préparent.
Stupéfaite, l'humanité se fige dans sa course folle. Cet abîme face auquel elle se bandait les yeux s’incarne soudain  dans une figure impossible à effacer du ciel. Bien fait ! clament les plus cyniques des climatologues. Vous n'avez pas voulu entendre, hurlent les chantres de la décroissance. Des stilettos à la place d'une queue de poisson, belle allégorie d'un monde ravagé par le consumérisme !
Sottises et billevesées, rétorquent les astrophysiciens. L'univers est certes un grand inconnu, mais chaque jour la technologie lui ôte de son mystère. La venue de cette sirène en talons aiguilles n'est pas plus inquiétante que les trous noirs. Halte aux superstitions archaïques ! Avant tout, raison garder !
Mais tel le feu grégeois, la panique gagne, impossible à endiguer. Dans les pays en guerre, les hommes déposent les armes. A quoi bon se massacrer pour de la terre, une idéologie, une religion puisque le sablier vient de se retourner ?
Pour autant, l'humanité ne se recueille pas dans la paix et l'attente du choc ultime. Les prédateurs sectaires ratissent large avec succès. Les survivalistes, eux, ricanent à la face des voisins qui les traitaient de maboules. Désormais, les philosophes philosophent à vide, on ne les écoute plus. Et même, on leur jette des cailloux. Des mots, toujours des mots... on est bien avancé !
Enfin, une voix s'élève et domine les autres : est-on sûr de ces stilettos d'apocalypse ? Il s'agit peut-être d'une queue de poisson mal formée.
Dans un immense élan d'espoir, on sollicite l'expert suprême, Kristin Boubouloutin, l'empereur de la chaussure. Sur l'esplanade du Trocadéro, un événement retransmis en mondovision est organisé. La foule surexcitée déborde au-delà des portes de Paris lorsque Kristin, protégé par ses gardes du corps, se fraie un chemin dans la forêt des micros qui sec tendent vers lui. Habillé d’une combinaison seconde peau en vinyle noir, l’empereur avance, pareil à une anguille sortie de l’eau. . 
A ses pieds, des stilettos noirs vernis jettent de brefs éclairs d’argent. Sans souci des flashs qui le mitraillent, Kristin se penche pour coller son oeil à la lunette du super télescope prêté par la NASA, sa redresse presque aussitôt, un sourire épanoui aux lèvres.
— Un modèle de ma collection Petite Sirène ! Je me savais célèbre, mais pas à ce point. Ça, c’est de la  pub !
— Vous êtes certain ? halète le chef de la délégation mondiale.
— A mille pour cent. Au départ, je souhaitais réaliser les modèles en peau de poisson séchée, toutefois, le prototype...
On ne l'écoute plus. C'est tout juste si on ne le bouscule pas. Ça court dans tous les sens. "Il ne reste plus qu'à faire l'amour.", déclarent les plus jeunes (de loin les plus raisonnables) en s'étreignant. 
Sur les plateaux de télévision, techniciens et animateurs s'agitent. Le couperet tombé, les débats prévus avec la crème des astrophysiciens peuvent débuter. Deux clans s'affrontent, les scientifiques purs et durs (et bornés, ajoutent leurs adversaires) et les chercheurs plus jeunes, l'esprit ouvert aux mystères dépassant l'entendement de l'humanité misérable. 
Des savants qui se respectaient naguère se crachent leur mépris à la figure. La tension monte, le sang s'échauffe, les insultes jaillissent. Tirés à bout portant, les mots barbelésventraînent des gestes regrettables. Des gifles partent, remboursées avec usure par des coups de poing. La palme revient à l'astrophysicien, qui, à bout d'argument, mord le nez de son confrère. Des flots de sang bouillonnent hors de l'appendice mutilé, se transforment en vagues, une marée rouge qui atteint et submerge le lit dans lequel Serena se dresse avec un cri d'effroi. 
Le coeur cognant dans la cage de sa poitrine, elle tâte en tremblant ses jambes sous le drap. Cheveux trempés de sueur et visage ruisselant de larmes, elle s'assied au bord du lit. Se demande quelle source a nourri cet atroce cauchemar. 
La nuit de l’opéra, Marin l'a rattrapée au bord des marches et tenue contre lui jusqu'à la voiture où somnolait le chauffeur. 
Secouée, la jeune femme descend à la cuisine pour se réconforter d'un verre de lait, poursuivie par les images du fauteuil basculant sous le soleil rouge. Ainsi, elle ne remarque pas une présence insolite. C'est une voix connue, quoique désincarnée, qui lui cause un nouveau choc. 
— Si tu ne veux pas perdre tes jambes, tu dois quitter ton Marin d'eau douce.
Allons, je rêve encore, pense Serena reprise par un frisson. Voilà que je suis somnambule. 
— Tu n'est pas somnambule et tu ne rêves pas. Je suis descendue pour te mettre en garde.
Face à elle, c'est bel et bien sa grand-mère défunte. Le nez court, les yeux ardoise, la crinière léonine, tout est là, mais curieusement, en deux dimensions. Elena a l'aspect d'une image échappée   d’un dessin animé.
— Descendue ?
— Ne cherche pas à comprendre et écoute-moi. Tu es la proie d'un égoïste pervers. Un fétichiste des talons aiguilles qui fera ton malheur. Ton cauchemar est une prémonition. Dis-lui dr de trouver une autre proie. 
— Je l'aime grand-mère. Et il m'aime.
— Il aime tes pieds pour les chausser à sa guise sans égard pour tes souffrances. Tu veux finir en fauteuil ?
— Je ne pourrai jamais vivre sans lui.
— Entendre ça après les combats féministes de ma génération et  le MeeToo de la tienne! Enfin, ce n'est pas ta faute, tu es victime d'un charme.
— Oui, le sien.
— Non ! Il t'a fait boire un philtre.
— Comme Tristan et Yseult ?
— Si tu veux. Et la seule façon de rompre le charme est de brûler tous les souliers qui te viennent de lui, tous ! Alors, tu seras libérée.
— Libre sans amour. A quoi bon vivre ?
— Tu as toute ta vie pour aimer. A présent, j'arrive au terme de ma permission. Voici ce que tu dois faire : au prochain rendez-vous, tu te présenteras en souliers plats et annoncera à ton tourmenteur que tu renonces à te briser le dos sur des talons excessifs. Sa réaction t'ouvriras les yeux. Adieu, ma chérie !


Quelques heures plus tard, Serena déguste le café du petit-déjeuner en songeant qu'après une nuit pareille, ses vacances sont une bénédiction.
Direction la salle de bains. Au passage, un sourire au portrait de sa grand-mère qui tourne à la grimage à la vue du miroir tagué au rouge à lèvres : Tu n'as pas rêvé !
La sueur au front, elle se pose au bord de la baignoire. Et si c'était vrai ? Ce titre d'un bestseller qu'elle na pas lu émerge d'une alvéole de sa mémoire dans une vapeur d'angoisse. Une image refoulé suit, le visage de Marin changé en Dracula junior le soir du premier rendez-vous. Et si c'était vrai ? Les mots ne cessent de grésiller sous son crâne. Les rêves prémonitoires, certaines personnes y croient. Si Elena était revenue d'entre les morts pour la protéger ? Depuis sa rencontre avec Marin, tant de choses étranges ont surgi dans son existence. Alors, tandis qu'il sonne à sa porte, elle troque les douze centimètres en serpent turquoise et bouquets de plumes pour des sandales dorées à plat sur le sol
Chaussures plus adaptées à un pique-nique sur l'herbe, quelques mots débités la gorge sèche alors que Marin fronce les sourcils.
— Va mettre des talons. Tu sais que je ne supporte pas...
— Pour une fois.
— Non ! Ni cette fois ni une autre.
— Tu veux dire stilettos à vie ?
— Si le prix à payer te paraît trop élevé...
— Elevé, c'est le mot.
Dans le demi-jour du vestibule, l'expression de Marin s'est modifiée. 
Rien d'aussi spectaculaire que son masque de Dracula. Plus subtil, sombre et profond si bien que Serena a l'impression de voir un gant retourné. Le souvenir du portrait de Dorian Gray s’impose et s’efface. 
— Bien ! Je te laisse réfléchir à l'avenir que tu souhaites. Tu as gâché notre sortie.
Et il disparaît, laissant la jeune femme assommée. La pensée de ne plus le revoir, jamais, lui fait un mal atroce, la sensation que deux mains ouvre sa poitrine pour y prélever une livre de chair près du coeur, elle sent la vie la quitter, à force de larmes elle s’endort. Est-ce déjà  la mort ? 


Une vapeur bleue enveloppe son coin de terre lorsque Serena se redresse, si vidée de larmes que l'océan ne suffirait pas à la remplir. Se rendormir ! Ne plus senti ce bloc de béton sur sa poitrine, cette glace dans ses veines. Allongée sur son lit gagnée sur les genoux, elle se redresse pourtant, attentive un murmure porte par un souffle froid : "Les stilettos, ma chérie. Le bûcher des stilettos...". 
Pourquoi pas ? Tout plutôt que cette lente agonie. 
Fébrile, l’amoureuse blessée  remplit de grands sacs poubelle, leur contenu déverse sur la pelouse jaunie du jardin. Encore et encore et encore. Au dernier voyage, elle contemple la pyramide de souliers, couleurs amorties par la montée des ombres. De l'essence. Il s’en trouve toujours un bidon près du scooter négligé qui se veloute de poussière. Des allumettes, les longues, celles pour les feux de cheminée. 
Et ça part d'un coup, une haleine brûlante, un crépitement sauvage,  flammes qui montent au ciel dans une noire colonne de fumée pestilentielle. 
Des flammèches volètent  hors du brasier et un méchant coup de vent les rabat sur la robe de Serena qui se tient trop près du bûcher.. Elle hurle. Puis se tait, suffoquée par les paquets d'eau glacée qui tombent sur elle depuis le perron voisin. 
Haroun, sauveur providentiel franchit le mur d'un bond, enveloppe sa voisine dans une couverture pour l'emporter loin des flammes. Piteuse, la voisine. Un chiot sauvé de la noyade. Son petit visage défait si émouvant. Il la serre plus fort. 
— Tout va bien. Quand je vous ai vue préparer ce feu de joie , j'ai pensé prudent de garder le tuyau d'arrosage à portée de main. Au fait, nous ne nous sommes pas vraiment présentés. Haroun al Rachid. Je viens de Bagdad. 
Ses yeux sont en velours noir. Serena y voit glisser des palmeraies, un palais aux cloisons de voile, des jarres débordant de dattes et de miel. Une brise parfumée de musc apporte le cristal d’un filet d’eau sur la mosaïque d’une vasque… Ah non ! ça ne va pas recommencer. Mais les baisers d'Haroun ont la douceur sucrée  des loukoums. Serena résiste cependant et puis cède, frappée par l'idée qu'au pays des Mille et une nuits les femmes chaussent leurs pieds  de babouches.

Texte déposé copyright Sarah de La Force - mars 2023






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