Marlon - Nouvelle inédite.





La Belle et la Bête. La petite fille riche et le prolo. L’enfant gâtée et le mécano aux ongles noirs. Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer mais le hasard, distrait, diabolique ou indifférent les fait entrer en collision dans l’endroit le moins romantique du monde, un garage où une demi-douzaine d’hommes s’activent dans des odeurs d’essence.

Daria, seize ans. Cadré par deux pans de chevelure ténébreuse, son visage conserve les fossettes de l’enfance. Des yeux bleu glacier, une bouche dessinée pour le baiser et des kilomètres de jambes — une beauté qui s’ignore. 
Sous la cabine vitrée où son père s’attarde, elle reçoit avec un aplomb de façade le choc des regards masculins. En réalité elle est timide, gênée par l’attention qu’elle suscite. C’est venu en quelques nuits et presque sans crier gare, la jeune fille verte changée en fleur aux pétales affriolants . Désormais, Daria a souvent le sentiment désagréable d’apparaître nue aux yeux du monde. 

Un garçon au visage hâlé percé par des yeux de husky vient à elle en essuyant des mains gantées de graisse à un chiffon qu’il glisse à sa ceinture. 
— Le Cayenne, c’est vous ?
La bouche de biais, il mastique du chewing-gum avec une sorte d’insolence. 
— C’est la voiture de mon père. 
— Et il est où, le papa ?
D’un coup de menton, Daria désigne la cage vitrée. Le garçon est beau. Enfin, peut-être pas exactement, la structure de sa face rappelle trop celle d’un loup et  son regard contient une part de la sauvagerie de cet animal. Il ne plairait sûrement pas à Chloé, sa meilleure amie, encore moins à Bianca, sa mère, mais elle le trouve craquant. 
— Daria ! lance-t-elle offrant sa main sans calculer son geste. 
— Moi, c’est Marlon. 
En retour, il tend une main mal nettoyée, se ravise, troublé, cherchant sans la trouver une des plaisanteries de son répertoire de dragueur à succès. 
Les minutes s’étirent, le vacarme de l’atelier ramené à un murmure d’ambiance, ils se contemplent , lui, ses cheveux blonds poissés de gel, elle, le cœur agité, attendant un mot, un geste qui tarde et ne viendra pas car le père de Daria les rejoints, suivi par le patron qui fronce les sourcils. 
— Ho, Becker, vous regardez passer le temps ? La voiture de Monsieur Marcillac. Fissa !
La rudesse de l’apostrophe jette le mécano à bas de son nuage. Effarouché, l’ange des amours juvéniles s’enfuit dans un frisson de plumes. 
Son front baissé pour dissimuler un éclair de haine, Marlon s’éloigne sans une parole ni un salut. Sous le débardeur où la sueur plaque un triangle sombre, on voit  les muscles de son dos tressaillir d’une colère impuissante. 
— Un sacré culot, ce garçon. Il te regardait comme un chien regarde un chapelet de saucisses. 
— Un chapelet de saucisses ? Tu n’as pas la métaphore très poétique, Papa. 
Edouard Marcillac tourne vers sa fille un visage aux traits fondus dans un amour inconditionnel. 
— Touché ! En tout cas, Mercier devrait lui apprendre à rester à sa place. Sur tes jambes de girafon, tu n’es qu’un bébé. 
— Il ne faisait rien de mal. 
— Ça vaudrait mieux pour lui. Nouveau en ville. Il vit avec sa mère cité Jean Zay, une femme un tantinet bizarre d’après Mercier. Mais question moteur, le fils est un cador. 


Daria est amoureuse. Daria sèche les cours. Daria ne songe qu’à retrouver son Marlon. Dans l’espoir d’une de ces rencontres fortuites âprement recherchées, elle rôde du garage aux barres d’immeubles de la cité la plus pourrie de la ville. Éprouve une surprise navrée à la vue des façades décrépies enlaidies de graffitis, songeant à cette maman « bizarre » qui attend le retour de son fils dans un logis lugubre.
Amazone aux aguets sur son scooter rose, elle patrouille dans les rues et les allées sans jamais apercevoir ne serait-ce que l’ombre du garçon qui la hante. A croire qu’il s’est désintégré. Si son père l’avait fait mettre à la porte ? La supposition lui donne le cran de se rendre au garage, mains au guidon du scooter qu’elle pousse d’un air préoccupé. Mercier se précipite, l’œil à tout depuis sa tour de contrôle. 
— Un ennui, Mademoiselle Marcillac ?
— Euh… un drôle de bruit dans le moteur. Tic tic tic. 
— On va voir ça de suite. En attendant, si vous voulez vous installer au bureau. Ma secrétaire va vous apporter un Coca. 
Daria accepte. 
Depuis la cage vitrée, on a une vue panoramique sur l’espace éclairé par des barres de néons. Son regard fouille les coins les plus ombreux. La broussaille blonde de Marlon et son dos en V n’apparaissent nulle part. 
Une sensation de vide oppresse la jeune fille, si pénible qu’elle se tourne vers la secrétaire qui lui renvoie un sourire. 
Daria est la fille d’un gros client, une famille à trois voitures, bientôt quatre car la petite aura la sienne en même temps que son permis. Un nom qui pèse dans la région. On respecte malgré soi. 
Il se peut que l’employée pense que la gamine habituée aux égards a trop de chance, que la vie est une vallée de larmes barbelée d’injustices, mais si elle en éprouve de l’aigreur elle n’en montre rien, se bornant à proposer un second soda. 
Daria dit non. Crainte d’abuser. Elle n’a qu’une conscience vague de sa séduction mais connaît le terrain où plongent ses racines et quelque chose, elle ne saurait préciser, la pousse à la sourdine. 
Parce qu’elle est Mademoiselle Marcillac, arrière-petite-fille, petite-fille et fille de., elle n’ose questionner la femme susceptible de bavarder. 
— Rien de suspect, dit Mercier en la raccompagnant. Par exemple, une bougie bien encrassée. Nous l’avons changée. 
— Vous… vous marquerez sur le compte. 
— Bien sûr, Mademoiselle. Mes respects a vos parents. 

Côté cité, les lascars font moins de façons.On la siffle. On lui jette des mots qu’elle ne connaît pas. Les plus gentils font des cœurs avec leurs doigts. Les autres beuglent des invités obscènes. 
Enfin, alors qu’elle implore le miracle, il se produit un jour qu’elle sert le thé sur la terrasse de sa grand-mère. 
En salopette marine et débardeur blanc, une légère échelle en aluminium sur l’épaule, c’est bien Marlon qui s’avance dans une gloire de soleil cuivré. 
Mains en porte-voix, elle crie son nom. 
Surpris, il lève la tête et scrute la façade à pignons, une moue dubitative aux lèvres. 
En trois bonds elle est à la grille. 
— Daria ! On s’est vus au garage. 
— Ah ouais ! Daria. Le Cayenne. 
— Attends, attends !
Elle s’efface derrière une haie de chèvrefeuille, reparaît au seuil d’une porte satinée du même vert amande que les battants du portail. 
— Hum ! Une entrée secrète ?
— Juste une poterne. Quand Grand-mère sort à pied…
— Ta grand-mère, c’est la dame que j’ai vue sur la terrasse ? Punaise, elle a l’air plus jeune que ma mère
— Tu travailles dans ce quartier, maintenant ?
— Je bricole ici et là. Un peu de thune à côté du garage. 
— J’y suis allée pour mon scooter. Tu n’y étais pas. 
— Ouais, on m’a dit que tu me cherchais. 
— Qui ?
— Personne ! Je t’ai vue , en fait. A la cité. Et pas qu’une fois. 
Il l’a vue et ne l’a pas appelée. 
— Eh, fais pas cette tronche. Je rigole. 
— Pourquoi tu n’as pas …
— Comme ça. Pour voir. 
— Voir quoi ? 
— A quel point tu me veux. Chuis pas un gars facile moi, meuf.
Daria ouvre la bouche. Renonce. Il est si proche qu’elle perçoit la chaleur de son corps, l’odeur de sa peau. Des jours et des nuits usés à rêver d’un Marlon fait de la fumée des songes, et le voici incarné, à portée de main, sexy et désirable à en perdre la raison. 
— Demain, je t’emmène à la cafète, 
je te paie à bouffer et puis on va dans un coin tranquille et je te baise. 
— Non !
Choquée. Déçue. Domptée. Et bientôt soumise. Daria le suivra jusqu’aux portes de l’enfer si c’est cela qu’il désire. Un autre « Non » , murmuré dans ce qu’il lui reste de respect de soi provoque un rire. 
— Arrête ! T’es encore plus accroc que moi. Sur ton scoot, tu me cherchais avec l’obstination d’une chienne en chaleur. 
Une larme brille aux cils de Daria, diamant minuscule que Marlon cueille de l’index. 
— Allez, à demain. T’es bien mignonne quand même dans ta petite robe blanche. 


Il l’a baisée, à l’arrière de sa caisse déglinguée, là où finit la ville, entre béton et herbes folles. Il l’a possédée avec une rage d’animal méchant, comme s’il voulait l’anéantir et lorsque l’ouragan charnel s’apaise, Daria éprouve les sensations d’une blessée de guerre rendue à la vie. 
Calé contre la banquette, son roi enflamme une cigarette, souffle avec la fumée que Daria n’est plus vierge.
—Pas que j’y attache de l’importance, note bien. Mais t’es jeune, quand même. Faut croire que les bourges ont le feu au cul pareil que les autres. Ma mère avait quinze ans quand elle a accouché. J’ai du être conçu dans un terrain vague. 
Blessée, Daria ne perçoit pas la fêlure du rire perdu dans quinte de toux. 
Elle ne l’a fait qu’une fois, avec le plus beau de ses cousins, l’année passée pendant les vacances. 
— Toutes mes copines l’avaient fait. 
— T’as joui, au moins ?
— Non. 
— Et avec moi, t’as joui. 
— Oui. 
L’odeur du corps de Marlon est un poison délectable dont Daria emplit sa coupe. 

Ils prennent l’habitude de se retrouver dans une maison abandonnée, à faible distance de la bretelle d’autoroute. Relents de vieille poussière, salpêtre, pisse. En débandade au travers des pièces, une séquelle de meubles boiteux, rongés, tordus. Des canapés aux taches ignobles montrent leurs entrailles. 
A la première visite, Daria ne contient pas un sursaut. D’une petite voix, elle propose un des studios du parc immobilier de sa tante. Non ! La main de Marlon lui désigne la porte. Des filles moins bégueules, il en a à la tonne. L’endroit lui répugne ? Il ne la retient pas. 
Elle cède sans discussion et au fil des jours, il la culbute sur les canapés et les fauteuils, le sol enduit d’un glacis qui colle aux semelles, il la crucifie sur la table de la cuisine, l’herbe échevelée du jardin. Dans la serre aux vitres crevées s’alignent des squelettes de plantes. Ils y vont aussi. Et lui seul décide de leurs rendez-vous. 
— Je suis le maître des horloges, comme disait Victor Hugo. 
— Victor Hugo ? Tu es sûr ? Ce n’est pas plutôt le président Macron ?
— Il l’a piqué à Victor Hugo. Ou à … euh… machin, le mec des trois mousquetaires. Tu me mets le doute. En tout cas, ça change rien pour toi. Je siffle, tu ramènes ton cul et ta petite gueule d’amour. 


Au deuxième rendez-vous il dit : « Suce-moi ! » et moque la maladresse de sa jeune amante. 
— Il t’as donc rien appris, le beau cousin ?
— Je l’ai caressé un peu avec la main et puis…
— Oui ?
— On a fait l’amour. Je n’aime pas parler de ces choses. 
— Tu es une romantique. Une romantique qui m’a pisté pire qu’une chienne en chaleur. Original. 
— Je ne suis pas…
— Laisse tomber. 
Voici le moment de dire le tsunami qui l’a jetée hors d’elle-même, possédée avec la violence d’un sentiment qui a peut-être nom Amour. Elle n’ose. Crainte d’un ricanement assassin. 
Daria progresse vite. 
« Tu as la science de l’homme » murmure-t-il , rêveur, songeant sans le dire à ceux qui la posséderont après lui. Il adore quand elle frotte son visage à sa toison, griffe son penis en douceur pour l’emmener très haut avec ses lèvres, ses doigts et sa langue. 
Mais ce qui lui fait toucher le ciel c’est mettre à genoux. Humiliée. Soudard, il pousse son sexe dans la gorge de la jeune fille. « Jusqu’à la garde » menace-t-il, la voix assourdie. Sa verge longue, épaisse, il en est orgueilleux et goûte un plaisir barbare à voir le petit trésor à son papa à ses pieds dans la fange. 
Ça le venge !
Il ordonne à Daria de lever les yeux. Si elle tarde, il enroule sa main à la chevelure fluide, tire jusqu’à ce que l’eau bleue du regard vire au gris d’une adoration morbide. 
Cette adoration lui inspire quelques gestes tendres. Des mots s’échappent de ses lèvres réticentes. Ces gestes, ces mots sont pour Daria un baume sur une plaie ouverte. 

Un samedi, ils trouvent leur maison tassée sous un ciel qui leur vaporise une eau froide au visage. Des lueurs funèbres flottent de la cuisine au salon. Un vrai logis de fantôme. 
Le frisson de Daria se communique à Marlon qui allument les bougies déposées sur le manteau de la cheminée, regrettant de n’avoir pas empli un Thermos de café. Daria semble congelée pour l’éternité. Ça commence mal.
— Qu’il est con, ce temps. Hier on crevait de chaud. 
Il la prend à la taille, pose ses lèvres sur la bouche qui reste close. Mécontent, il balance :
— T’as pas oublié que c’est aujourd’hui que je t’encule ?
Ce n’est pas la première fois qu’il manifeste son désir, mais là, il a craché le mot tout cru. Exprès 
A chaque tentative, Daria qui dit oui à tout a opposé un refus qui l’étonne et l’irrite. Elle dit « C’est sale » avec une répugnance que Marlon reçoit comme une offense à sa personne. N’est-il pas le maître du 
jeu ?
— Ah bon ! En plus des horloges ?
Sa malice affectueuse l’exaspère. 
— Ma parole, tu te crois en pays conquis. 
Cette après-midi là, il l’avait saisie par le col de sa chemise, projetée contre un mur en fulminant des paroles sans suite. Un leitmotiv cependant, il est le maître en tout et une fois pour toutes parce que… parce que… Il bronchait sur l’obstacle. Parler d’amour ? Oh non ! Ne pas ouvrir cette porte sous peine de se voir engrené  dans un flot d’aveux appelant les siens. Bravement, elle avait sauté le pas. 
— Parce que je t’aime et que tu ne m’aimes pas. 
—Voilà ! Comme quoi tu ne dis pas que des bêtises. 
Enfonçant cette lame au cœur de Daria, il jouissait d’une souffrance en miroir à la sienne. Émotion complexe qu’il se refuse à visiter à fond. Bien sûr qu’il tient à sa petite chienne en chaleur. Insidieusement, elle l’a attaché à ses jupes. Peut-être n’est-ce que l’effet d’une adoration disponible à toute heure. Plus ? Il s’empresse d’écluser ce possible en buvant aux paupières de Daria le nectar de ses larmes. 
— Puisque tu me refuses ton cul, tu as intérêt à me sucer plus plus. 
Les échos de leur plaisir ont roulé longtemps sous les plafonds dorés de soleil mais dans cette glacière, la balle lumineuse du souvenir tombe à terre sans un rebond.
— Écoute Daria, puisque tu m’aimes, si tu ne raconte pas de bobards…
Il la reprend, met un baiser dans son cou, sur le nez charmant. 
— T’as pas envie d’être toute à moi ?
— Je suis toute à toi.
— Pas vraiment. 
— Je ne veux pas. C’est sale. 
La courte patience de Marlon rue dans les brancards.
— Putain, mais dans quel monde tu vis ? Toutes les filles le font. T’es conne ou quoi ?
Une poussée de ses deux mains envoie Daria dans une bergère qui s’effondre. Abasourdie, elle frotte sa tête qui a cogné, lève vers les yeux de husky un visage misérable. Recroquevillée dans les restes du fauteuil, elle pleure à bas bruit et Marlon la voit soudain hors du contexte auquel il veut la réduire : la maison, les bagnoles qu’il bichonne, la mère au look d’actrice, le père qui en impose sans parler. 
Ce qu’il découvre, c’est un agneau à la patte brisée , une fille plus jeune que son âge, être vulnérable pas encore abimé par la vie. 
La gamme des larmes de Daria, Marlon la connaît et la savoure en gourmet. Larmes de plaisir, de crainte, de honte, de frustration. Celles-ci jaillissent d’une source plus profonde, un vrai chagrin dont ses mains ont ouvert les vannes. 
— T’es énervée ? T’as tes règles ?
C’est tout ce qu’il trouve et il se mettrait des claques. Un sanglier en rut jaillissant de sa bauge, voilà ce qu’il est !
— J’ai froid. 
De la voiture, il rapporte deux plaids. Le premier enveloppe Daria. L’autre est déployé devant le foyer pour y installer la jeune fille. 
— Je vais faire du feu. 
Il casse quelques meubles qui ne demandant qu’à partir en fumée, trouve du papier et du petit bois dans la serre. Tout cela pénétré d’humidité. Ça prend mal mais après un reflux de fumée noire, des flammes se dressent et ondulent.
— Tu te réchauffe ?
— Oui. 
— Envie d’un café ?
— Mm.
— Bouge pas. Je fais un saut à la station. 
Une surprise heureuse dilaté les yeux de Daria plus clairs et lisibles après les larmes. Il dérange pour elle. Un événement. Le cœur cuirassé de Marlon se fissure. 


Il a rapporté des snacks qu’ils grignotent en buvant le mauvais café. Au-delà des fenêtres, le jardin n’est plus, emporté dans le torrent d’une pluie rageuse. L’eau gargouille dans les gouttières, harcèle le toit et menace d’enfoncer les portes, tapage hostile qui fait plus confortable et chaleureux le cirque de lumière où ils se blottissent. 
Dans le foyer, le feu ronfle, heureux dirait-on de transfigurèrent leur refuge. De l’autre côté de la cheminée , l’ange des amours juvéniles s’ébroue pour secouer ses plumes. 
Leurs rêveries chevauchent de concert et Daria ne s’étonne pas d’une phrase prononcée à mi-voix. 
— J’imagine la tronche de ton père si je venais lui demander ta main. Tu sais, comme dans les vieux films,  avec une cravate et un bouquet de fleurs. Monsieur, j’ai l’honneur, le plaisir et l’avantage…
Ils rient en resserrant leur étreinte. 
— Plan suivant, moi, projeté sur le gravier de l’allée par un coup de pied magistral. 
— Tu es sérieux ?
Dans la pénombre mouvante, le visage de la jeune fille se résume aux lacs assombris de ses yeux, à ses lèvres tendres. Un jour ordinaire, Marlon lui renverrait un « Tu rigoles ? » à la figure mais l’agneau s’incruste. D’un doigt, il caresse la joue mangée d’ombre. 
— J’aurai bientôt dix-huit ans. Libre d’épouser qui je veux. 
— Tu te vois dans un deux-pièces cité Jean Zay ?
— On achètera une maison. 
— Avec quoi ?
— Grand-père m’a laissé de l’argent. J’en disposerai à ma majorité. 
Tiens tiens !
— Beaucoup d’argent ?
— Je crois, oui. 
Une maison. Un petit atelier. Non ! La route qui mène à ce bonheur domestique est trop escarpée. Avec ses délicatesses d’orchidée, Daria serait un fardeau écrasant. 
A vingt-cinq ans, il ressent déjà les fatigues de son existence. Il en avait treize quand on l’a placé dans un lycée professionnel. Parce qu’il murmurait à l’oreille des moteurs comme d’autres à celles des chevaux, des gens ont décidé pour lui. « Toi au moins, tu auras un métier dans les mains ! » se réjouissait sa mère. Ouais ! Des mains sales. 
L’énergie nécessaire pour enlever Daria ne peut se trouver que dans un grand amour. Un très grand amour. Au-dessus de ses moyens. 
— Alors ? souffle-t-elle, attachant à sa nuque des mains où frémit un espoir. 
— Alors… tu n’es qu’une môme qui ne connaît rien à la vie. 
La pluie s’en est allée. Le feu se meurt. L’ange des amours juvéniles voile d’une aile son visage attristé. 


Elle est folle de lui. Puis folle tout court. Elle n’y peut rien. Héphaïstos en personne souffle sur ses braises. 
Un SMS suffit à mobiliser Daria. Elle plante ses parents au milieu d’un repas, quitte son lit pour faire le mur, ne voit plus ses amies ni sa grand-mère. Peur d’être privée d’une jouissante riche de la force addictive des drogues les plus dures. Et tant pis pour les moments où il la malmène. 
— Pourquoi tu es si méchant ?
— Pour te punir. 
— De quoi ?
— Devine !
A la regarder, si propre et lisse, il connaît des minutes de haine vertigineuse. Envie de la rouler dans la boue en versant sur elle le contenu d’une poubelle. Elle pleure. Les larmes de Daria sont pour Marlon un baume sur ses plaies ouvertes. 


Stupéfaits par la métamorphose de leur fille, les parents questionnent et reçoivent des portes claquées en réponse. 
Edouard Marcillac prend les choses en main. Un enquêteur, efficacité et discrétion, ne tarde pas à fournir un rapport sur la liaison entretenue par la jeune fille  avec un mécano du garage Mercier. 
Touché au vif, le père hurle qu’il va égorger ce chien vomit par les enfers, mais rappelé à la présence d’un tiers dont il paie les services,  il se domine. 
— Qu’est-ce que c’est au juste, ce garçon ?
— Marlon Becker, vingt-cinq ans, né à Arras de père inconnu. Des bêtises d’ado mais pas de casier. Fils unique d’Allison Becker, quarante ans, mère célibataire sans profession. Une femme mentalement instable. Les services sociaux les tenaient à l’œil, toutefois, le gamin n’a jamais été placé. En fait, il a surtout été élevé par sa grand-mère. Quant au géniteur, je n’ai pu retrouver sa trace. 
D’un geste, il signifie que chez ces gens-là…
— Je vois.
— Votre fille est mineure. Plainte. Garde à vue. Un coup de pouce et notre gaillard se retrouve illico en cellule. 
— Un scandale est hors de question.
— Reste la possibilité de lui faire tirer les oreilles. Assez fort pour qu’il comprenne que par chez nous, on n’abuse pas de l’innocence des jeunes filles. Des apprentis truands à l’affût de quelques billets violets, nos cités en regorgent. 
Et ensuite ?
Le choc encaissé, le cerveau d’Edouard Marcillac a opéré une mise au point, la tête photographiée de Marlon superposée exactement à celle du mécano qui dévisageait sa fille. Un voyou dont il convient de se méfier, très capable de jouer les victimes auprès de Daria. Il ne manquerait plus qu’il la persuade de s’enfuir avec lui !
— Je pense à une meilleure solution. 


Daria attend un message qui ne vient pas. Le portable de Marlon en mode black-out, elle ose appeler le garage d’une voix de souris défaillante. Monsieur Becker n’y travaille plus. Non, il n’a pas laissé d’adresse. 
Un accident ! Sa mère malade ? Au point de lâcher son travail ? De la laisser, elle, sans un mot ?
Éperonnée par l’angoisse, elle fonce cité Jean Zay, saute d’un hall puant la vieille crasse à un autre, suspendue aux boîtes à lettres cabossées. Ben Saïd, Romanescu, Al Massri, Djagolobobo… Pas de Becker. 
Du haut d’un escalier, deux ados lui demandent ce qu’elle cherche. Cannabis ? Shit ? Coke ? C’est pour une soirée ? Elle les invite ? Le point de deal est de l’autre côté de la cité mais ils veulent bien l’accompagner et ils gloussent en se poussant du coude. 
A l’étage, une porte s’ouvre. Un homme aux paupières fatiguées écarte les gamins pour descendre les marches qui le séparent du hall. 
— Il ne faut pas rester là, Mademoiselle. C’est pas un endroit pour vous. 
« Pas un endroit pour elle », chantonnent en écho les loustics accrochés à la rampe.
— Je cherche Madame Becker. Et Marlon, son fils. Marlon Becker !
« Elle cherche Marlon. Marlon Becker. Où es-tu Marlon ? Pourquoi qu’on s’appelle pas Marlon, nous ? ». Le rire qui les gondole les envoie sur le cul. 
Le bon Samaritain entraîne Daria sur le parvis. Elle ne se débat pas mais insiste. 
— Becker ! Grand. Blond. Il travaille dans un garage. 
Il fait non de la tête. 
— Attendez … peut-être… Mama, eh Mama. 
La femme qui se retourne roule vers eux plus qu’elle ne marche. Dans son visage caramel, un sourire s’ouvre sur trente-deux touches d’ivoire éblouissant. 
— Becker ? Oui, la petite dame nerveuse et son fils qu’avait l’air de vouloir mordre même quand il souriait. Partis !
— En vacances ?
En dépit de la montée du brouillard, Daria mesure l’absurdité de sa question. Quand on se noie…
— Non, non ! Définitif. Les nouveaux emménagement demain. 


Laminoir du chagrin qui ne chôme pas une minute. Elle pense, je souffre trop, ce n’est pas réel. Il va se passer quelque chose. Il doit se passer quelque chose ! Marlon va se manifester. Il n’est quand même pas mort. Si ? — vestibule de l’enfer.
Arrivent les questions sans réponse. Que lui a-t-elle fait ? Se peut-il qu’un mot maladroit ait mortellement blessé cet être susceptible ? Elle passe et repasse le film de leur dernière rencontre; ne trouve qu’un Marlon égal à lui-même entre belle force virile et rage d’animal entravé. 
Son esprit s’épuise et vacille. Des rêves étranges l’assaillent. 
Marlon en loup-garou. Il tient une feuille de papier marquée d’un cœur dessiné au rouge à lèvres. Un œil cligné, il déchire la feuille de haut en bas, lentement, babines retroussées sur un sourire sardonique. 
Un autre rêve le met en scène en commis de restaurant, tirant d’un frigo un cœur dégouttant de sang noir qu’il pose sur une planche pour le hacher menu. 
La douleur de Daria a la pureté et le tranchant du cristal. 
Elle pense au corps de Marlon, lourd de tout l’amour du monde sur son corps à elle. La peau de Marlon. Son odeur. Si seulement elle possédait un de ses T-shirts ! Pense aux muscles longs des cuisines qui emprisonnaient les siennes, à la coupe des mains où elle déposait de si humbles baisers. Ses mains récurées à la brosse et qui lui faisaient honte. 
A force de tension mentale, Daria croit sentir la chaleur du sexe qu’il promenait sur ses joues, ses paupières, sa bouche. 
« Je te bénis ! » riant-il, agitant son pénis à la manière d’un goupillon les jours de bonne humeur. 
L’acide corrosif du manque en goutte à goutte infernal. 


Daria ne mange plus, ne se lave plus et refuse de quitter son lit. A son père dévasté elle crie « Fais-moi dormir ! » et il l’emporte dans une clinique où des mains expertes l’enveloppent des voiles noirs d’une longue nuit. 
Quand revient la lumière, Daria ne souffre plus. Ne désire plus. Ils ont fait d’elle une plante inaccessible aux maux humains. Manger, dormir, regarder sans comprendre les images qui défilent sur un écran — la paix des végétaux. 
Un très long silence, jusqu’à ce jour d’avril où un rayon de soleil réveille sa peau.
 « J’ai faim ! » lance-t-elle à l’infirmerie qui se présente. 
Daria touchait au port, guérie par l’action combinée du temps et de la chimie. Libre d’esprit et de corps, replacée dans ses gonds, elle doutait de la vérité d’une passion dégonflée, ce fruit toxique de la folie qui s’empare des filles trop amoureuses de l’amour au sortir de l’enfance. 
Cependant, le hasard,  distrait, diabolique ou indifférent, devait, à sept ans de distance, replacer face à face les victimes de cette farce du destin.

La panne. 
Des panaches de fumée blanche s’échappent du capot. A peine le temps de ranger la voiture au flanc d’un champ à la terre retournée. Arrêtée net dans sa course au milieu de nulle part ! Pas tout à fait. Le mobile de Daria affiche deux barres de réseau. Les douze coups de midi égrenés par un clocher proche laissent espérer un  secours rapide 
Et en effet, une demi-heure plus tard, le chauffeur de la remorqueuse déposait la voyageuse au seuil d’un petit garage. 
— Vous pouviez pas mieux tomber, le patron est un cador. 


Du fond d’un hangar chichement éclairé, la silhouette d’un homme se détache d’un amas de masses confuses. Grand, tignasse blonde poissée de gel, il essuie des mains gantées de graisse à un chiffon qu’il glisse à sa ceinture. 
Une fraction de seconde, Daria éprouve le glissement intérieur de l’instant déjà vécu. Un peu vieilli, un peu grossi, ses yeux de husky emplis d’une stupéfaction égale à la sienne, c’est Marlon qui vient à elle, cherchant sans la trouver une plaisanterie de garagiste gouailleur. 
— Daria ! Daria Marcillac ! J’y crois pas. Bon dieu, ça fait une paye !
Le cœur de Daria a sursauté. Une chaleur  monte à ses joues et elle fait mine d’examiner les lieux, le temps de retrouver son assiette. 
— Tu es ici chez moi. Garage Becker !
Tant de fierté dans sa voix. Ce geste pour présenter son bien.
— Cool. Contente pour toi.
La surprise dépassée, elle ne ressent guère  d’émotion et s’en étonne à peine. La jeune fille amoureuse du garagiste, elle l'a bien connue, mais ce personnage s’est dissous dans l’air du temps, la pluie des jours à lavé le souvenir d’un Marlon découronné, rapetissé par le mauvais bout de la lorgnette. Le présent, c’est la panne. Coincée dans ce trou ! Combien de temps ? Elle est attendue. 
Lui la regarde par en  dessous. Moins belle que sa mère mais plus sexy et attirante. Dans la plénitude de sa féminité, sa petite chienne en chaleur n’a pas trahi ses origines, sûre d’elle sans arrogance, attachée à ses privilèges sous l’aménité de surface. C’est réconfortant de constater que le monde s’obstine à tourner dans le bon sens, chaque chose à sa place et chacun dans sa case, elle en bottes blanches et manteau écru, lui, maculé de cambouis au service de la cliente. 
Va-t-il lui dire que c’est l’argent du père Marcillac qui a payé le garage ? Oui ? 
Non ? Oui ! Histoire de la moucher, qu’elle sache qu’elle ne vaut pas plus de … Alors  qu’il prépare sa phrase, une femme se matérialise sur le clair-obscur bleu d’un escalier à vis. Sur sa hanche, un enfant aux cheveux couleur de lune scrute l’étrangère en plissant des yeux de husky. 
— Marlon, t’as pas oublié… Ah pardon, t’es occupé. Bonjour Madame. 
Daria répond par un sourire au regard de commissaire-priseur de la femme en tablier à fleurettes. Une ascendance paysanne dans un visage plein. Solide et posée, cela se sent, la compagne garde-fou qui sait canaliser la violence de son homme. 
Alors, et pour la première fois, Daria découvre Marlon dans son contexte, passé, présent et à venir : le couloir étroit  d’une existence du bas de l’échelle  contrainte par le travail qui abime et rapporte plus de soucis que de petites joies. 
Une phrase conservée hors de sa mémoire consciente se déplie. « Être ouvrier ce n’est pas une honte mais un grand malheur. ». Il avait dit cela, Marlon. 
Dans les ombres du garage, son garage, une évidence désagréable s’impose. Jeune ogresse avide, Daria n’a voulu et pris de lui que le pourvoyeur du plaisir, l’histoire familiale de l’amant réduite à un arrière-plan effacé au feu d’un désir égoïste. 
Elle en ressent une confusion qui trouble ses traits, et c’est à croire qu’il la déchiffre, le contentement affiché vire à la grimace, le sang d’une colère impuissante lui saute à la figure et  il doit nouer l’une à l’autre ses mains pour leur interdire de trembler. 
Un courant électrique de haute intensité traverse le hangar. Trois personnes figées par l’attente d’un éclat, sauvées par la venue de l’apprenti qui a ausculté le moteur et présente le diagnostic. Le radiateur est fichu. Percé. Incroyable sur un véhicule qui n’a pas dix mille kilomètres. Elle pourra se retourner contre le constructeur.
Daria laisse échapper un haussement d’épaules. Marlon refoule un ricanement. 
— Va falloir en commander un nouveau. Ça va prendre quelques jours. 
— Bien. Quelqu’un viendra chercher la voiture.
— Ah bon ! Okay. 
Qu’est-ce qu’il espérait ? Une étreinte ultime sur la banquette en cuir de la caisse réparée, là où commencent les champs et finit le bourg ? Il lâche qu’elle a de la veine, cette année encore la petite gare échappe au couperet administratif.
— Je préfère le taxi. 
Commercialement aimable, Madame Marlon propose d’appeler l’artisan qu’elle touche à table. C’est pour une dame dont l’auto est en rade. Une course de cinq cents kilomètres retour payé, ça l’intéresse ? Oui, oui, le temps d’achever son repas. 
— L’hôtel du Grand Cerf n’est pas mal si tu veux prendre un verre en attendant. 
A dessein, il a entrainé Daria sur le trottoir. Loin des oreilles de sa femme, il va lui asséner une vérité chiffrée en direct au plexus. Manque de bol, la voiture de Gauthier se pointe au coin de la rue. Il a fait vite, dis donc,  et il s’empresse d’installer sa passagère, proposant de l’eau, des biscuits. 
Eh bien, c’est raté ! Le coup restera dans 
son poing. Bah, une couleuvre de plus ou de moins. Il l’avale en rembarrant l’épouse qui se précipite, des questions plein la bouche. 
Daria ne lui a même pas fait un signe d’adieu ! A peine assise dans l’auto et déjà ailleurs. L’idée le traverse qu’elle file vers un homme impatient de la plier à ses volontés. C’est plus fort que lui, il marmonne « Chienne un jour, chienne toujours », en dégageant d’un coup de pied un bidon sur son passage. 
Sa colère s’accroît du fait qu’il ne l’a comprend pas. Enfin quoi, au final, il a décroché le jackpot ! Sans le coup de folie du petit trésor à son papa, il bosserait encore pour un patron. Il n’a pas à se plaindre. 
N’empêche, avec sa politesse souriante, elle les a snobés, lui, sa femme et son fils. Même pas demandé le prénom du môme ! Et dire qu’il a connu un temps où un claquement de doigts suffisait à la mettre à genoux. Comme ça ! La sécheresse du son répercuté par le toit du hangar redresse l’apprenti tombé dans une rêverie peuplée de bottes blanches. 
— Ho, Juju ! Tu regardes passer le 
temps ? Va plutôt t’occuper du radiateur de la Jag. 


Par la vitre baissée, Daria aspire à longs traits un vent qui la nettoie des relents du garage, renvoie Marlon et sa famille dans une lointaine galerie du passé. 
Du premier orage de sa vie amoureuse il ne reste qu’une pincée de poussière, la poussière de verre que l’on recueille quand on écrase une ampoule. 

Dans un premier temps , ce texte a été écrit en participation au Prix de La Nouvelle Érotique, obéissant de ce fait à deux contraintes :  un thème - L’Amour est un chien de l’enfer -  et un mot final imposé : ampoule. 
Retravaillée et nourrie cette nouvelle viendra en complément d’un recueil consacré aux passions sombres. 
Sans être définitif, ce deuxième état me paraît lisible. 
Commentaires et critiques bienvenus. 













  

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